Innocence et violence

le 5 décembre 2015

L’attitude négative de ceux qui pourraient aider Jésus dans son entreprise de non-violence (tels les disciples qui se disputent une place au soleil) retarde la manifestation du Royaume des cieux. Son avènement par la voie « directe » de l’acceptation par tous échoue à cause de l’indifférence, l’incrédulité et le dédain de la foule qui asphyxie le message évangélique. Une attitude que Jésus dénonce à sa façon :
« Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois j’ai voulu rassembler tes enfants à la manière dont une poule rassemble sa couvée sous ses ailes…, et vous n’avez pas voulu ! Voici que votre maison va vous être laissée » (Luc 13, 34-35).
Refuser la lumière qu’apporte Jésus sur la violence et ses œuvres c’est refuser le Royaume des cieux. Et puisque les hommes ne prennent pas au sérieux l’avertissement à propos de la violence et refusent de suivre Jésus, le Royaume des cieux ne peut se faire que par la voie « indirecte » qui passe par la mort violente de l’innocent Jésus et une apocalypse. Et puisque le monde d’aujourd’hui ne prend pas plus au sérieux l’avertissement de Jésus à propos de la violence, la vérité ne se manifestera qu’à travers une violence humaine sans commune mesure. C’est la voie « large » d’une mutation tragique et catastrophique dont la responsabilité incombe aux hommes.
Comme les vertus rédemptrices de la mort de Jésus n’ont aucun rapport avec le monde de la violence, Jésus ne peut prier pour le monde sans annuler et son œuvre et contrer l’avènement du Royaume des cieux. Lorsqu’il dit : « Le monde passera et mes paroles ne passeront pas », Jésus signifie non seulement que ses paroles demeurent à jamais, mais qu’elles auront un effet destructeur sur le monde parce que ses paroles lui révèlent une vérité qu’il ne peut ni ne veut entendre sans disparaître : sa propre vérité.
Durant toute sa vie Jésus-Christ imite ce Dieu d’amour qui fait briller son soleil ou tomber sa pluie aussi bien sur les « bons » que sur les « méchants ». C’est sa vie de fidélité envers la parole de Dieu qui éclaire les hommes sur ce qui les attend s’ils persévèrent dans les chemins qui sont les leurs. L’enjeu justifie l’ardeur dont Jésus fait preuve dans ses rapports avec « ceux qui ont des oreilles pour ne pas entendre et des yeux pour ne pas voir ». Garder le silence ce serait manquer d’amour et abandonner les hommes au destin qu’ils se forgent sans s’en apercevoir. C’est pourquoi Jésus s’oblige, bien que son message cause des dissensions, de prévenir les hommes des menaces qui pèsent sur eux. Sa mission d’avertissement pour détourner les hommes de la voie fatale du péché est comparable à celle du « fils d’homme » auquel fut adressé la parole de Dieu en ces termes :
« Parle aux fils de ton peuple. Tu leur diras : Quand je fais venir l’épée contre un pays les gens de ce pays prennent parmi eux un homme et la place comme guetteur… Lorsque tu entendras une parole de ma bouche, tu les avertiras de ma part. Si je dis au méchant : ‘Méchant, tu vas mourir’, et que tu ne parles pas pour avertir le méchant d’abandonner sa conduite, lui, le méchant mourra de sa faute, mais c’est à toi que je demanderai compte de son sang. » (cf. Ezéchiel 33, 1-11).
Comme la prédication de Jésus révèle le caractère violent des institutions du temple et des familles, le clergé voit en lui un corrupteur de l’ordre cultuel, la fin de la religion, et l’accuse de violence injustifiée, de paroles offensantes et de manque de respect pour leur « liberté ». Dès lors Jésus ne peut continuer à séjourner dans un monde où sa parole n’est ni écoutée ni reçue et la parole de Dieu bafouée par ceux qui se prétendent ses représentants. Victime d’adversaires ayant décidé de ne pas l’écouter Jésus doit nécessairement mourir. Il en assume les risques et paye de sa personne pour épargner aux hommes le destin terrible qui les attend. Il sera la victime la plus parfaite, la plus innocente et la seule capable de révéler la véritable nature du péché : la violence.
N’y a-t-il pas de compromis possible entre « tuer » et « être tué » ? Faut-il que l’innocent devienne victime de la violence ? Pour répondre à ces questions il faut savoir que la paix toute relative dont l’humanité jouit, c’est paradoxalement à la violence qu’elle la doit. Pourtant il suffirait pour détruire toute violence que les hommes tendent l’autre joue pour qu’aucune joue ne soit frappée. Si tous les hommes aimaient leurs ennemis comme Jésus, il n’y aurait plus d’ennemis. Le refus de la parole de vie entraîne les gens à se retourner contre Jésus et faire de lui une victime émissaire. Jésus meurt à cause de sa fidélité absolue à l’amour du prochain vécu jusqu’au bout dans l’intelligence infinie de sa propre prédication :
« Il n’est pas de plus grand amour que de mourir pour ses amis » (Jean 15, 13).
Jésus est le premier homme à atteindre le but assigné par Dieu à l’humanité, le seul qui ne doive rien à la violence et à ses œuvres, le seul qui ait accomplis la vocation propre aux hommes. Si pour « tout accomplir » il doit passer par la mort, ce n’est pas à cause d’une exigence divine mais à cause des hommes méchants et violents. En fait Jésus meurt pour qu’il n’y ait plus jamais de sacrifices sanglantes et pour personnifier cette parole de Dieu :
« C’est la miséricorde que je veux et non le sacrifice » (Matthieu 9, 13).
Dieu qui est Amour n’a aucune exigence ! Et comme Père il n’a à l’égard de son fils Jésus pas d’autre dessein que celui adressé à tous les hommes :
« Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs, afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux » (Matthieu 5, 44).
Que de chrétiens s’estiment incapables de s’identifier à la parole du Père pour devenir ses fils, ils fuient leur responsabilité en prétendant que Dieu lui-même a usé de violence en exigeant la mort sanglante de son Fils. Quel non-sens ! Ce n’est pas Dieu mais les hommes qui ont tué Jésus parce qu’ils sont incapables de se réconcilier sans tuer. La mort de Jésus n’a rien à voir avec un quelconque châtiment divin ; elle est la conséquence de son amour du prochain, de l’amour parfait. Certes, Jésus prononce cette phrase : « Que ta volonté soit faite et non pas la mienne » qui se rapporte bien à sa mort. Mais loin d’exprimer une exigence divine, elle traduit simplement le fait que continuer à vivre signifierait se résigner lui-même à la violence.
Tuer c’est mourir, mourir c’est tuer. Ne pas aimer son frère et le tuer sont une seule et même chose. Le jour où Caïn comprit que tuer c’est ne pas aimer, il se lamenta : « Maintenant que j’ai tué mon frère, tout le monde peut me tuer... »
C’est en donnant sa propre vie pour ne pas tuer que Jésus s’affranchit du cercle vicieux de la violence, du péché et de la mort. Accepter de perdre sa vie c’est la préserver pour la vie éternelle et connaître la plénitude de l’amour.
« Nous savons, nous, que nous sommes passées de la mort à la vie, parce que nous aimons nos frères… Et nous devons, nous aussi, donner notre vie pour nos frères » (1 Jean 3, 14-45).